2 018 n’avait pas bien commencé. J’avais entamé une année pleine de projets par une déchirure du ligament croisé antérieur. C’était ma première blessure sérieuse en plus de 10 ans de ski quasiment ininterrompus, et je ne l’ai pas très bien pris. Mon pote et skieur prolifique Jesper Peterson avait enduré la même épreuve l’année précédente. Son soutien m’a vraiment boosté pendant ma rééducation et, quand il m’a proposé un trip en Alaska au printemps suivant, je n’ai pas eu l’ombre d’une hésitation. Nous avons ensuite monté une équipe solide en invitant Ben Briggs et Enrico Mosetti à se joindre au projet.
Voyager dans des lieux hostiles est essentiel pour évoluer en tant qu’athlète et en tant que personne. La chaîne centrale Alaskaine représentait un très bon motif pour sortir de notre zone de confort. Le Denali est une montagne hallucinante de gigantisme dont les froids extrêmes, la météo difficile et l’air raréfié ont bâti la réputation. Nous l’avons aperçu pour la première fois en le survolant depuis le poste reculé de Talkeetna. Nous étions à la fois émerveillés et impatients. Sa face sud plongeant sur 3 000 mètres est l’un des grands défis du ski alpinisme. C’est aussi l’une des plus grandes pentes raides au monde au cœur d’une face mythique. Nous en avions fait l’un de nos objectifs principaux avec une autre pente très complexe, mais également très attirante et de surcroît jamais skié en face nord du Mt Hunter. Elle avait entre autres avantage de se trouver directement au-dessus du camp de base.
Arrivés sur place, nous avons fait des œufs au plat pour le déjeuner tout en étudiant le Mt Hunter. Les conditions étaient complètement différentes des photos que nous avions étudié et nous sommes rapidement arrivés à la conclusion que notre ligne était trop dangereuse,. Nous avons donc pointé nos luges vers la longue montée du Denali chargées de deux semaines de vivres. Cette petite ballade nous a pris trois jours.
Une fois arrivé au camp 14k à 4 300 m, nous avons passé quelques jours de tempête à jouer aux échecs. Le froid devenait mordant dès le soleil couché. Je me demandais si je n’aurais pas mieux fait de passer mes vacances dans un endroit légèrement plus chaud. Un endroit où nous aurions au moins pu skier. Le premier jour de beau, nous sommes partis dans le couloir Orient Express, puisant dans nos réserves pour monter à 5 800 m seulement cinq jours après notre arrivée au camp de base. La frustration des derniers jours eu tôt fait d’être balayée par l’effort intense que nous avons dû employer pour monter 1 000 m de dénivelé à cette altitude, puis par l’extase des quelques virages en poudreuse pour retourner au camp.
Le froid et les vents forts n’ont pas cessé et je commençais à me demander si mon premier trip au Denali ne serait pas le dernier. La météo stable sur laquelle nous comptions n’est jamais arrivée. L’invraisemblance et le défi logistique de notre projet en face sud pesaient lourdement sur l’équipe. Notre patience et nos vivres s’amenuisaient mais, finalement, une fenêtre de beau s’est ouverte. Nous avons fait nos sacs pour un aller-retour de trois jours en face sud. Pendant la montée, j’ai eu l’intuition que nos sacs étaient trop lourds et que nous n’avancions pas assez vite. Le vent soufflait bien plus fort que ce qui était prévu et nous étions trop lents.
Ben et Enrico ont finalement préféré faire demi-tour et sont redescendus au camp de base. Jesper et moi sommes restés un jour de plus avec l’intention de monter au moins nos skis au sommet et de tenter le couloir Messner. Cette fois, la météo s’avéra meilleure que prévu et la température au sommet relativement douce, avec seulement – 25 degrés. Quelle joie d’avancer plus vite sans les skis sur le sac ! Les désagréments liées à l’altitude n’étaient rien comparées au plaisir intense de monter à un rythme décent. En nous approchant du sommet, nous avons pu étudier la pente de la face sud. Il était trop tard pour la descendre à ski et la météo n’était pas assez stable. Sa vue donnait presque la nausée. Je n’avais jamais vu une pente pareille. J’avais toujours l’ambition de la skier, mais je savais que ce n’était pas le moment.
En arrivant au sommet, je suis resté seul pendant vingt minutes avec une météo quasiment parfaite. Ce fut un moment intense de me retrouver là, seul, au dessus de tout, et puis de partager ce moment avec Jesper. Nous avons chaussé nos skis sur le sommet de la plus haute montagne d’Amérique du Nord. J’ai savouré ce moment de partage avec un vrai pote de ski. Après quelques virages rapides en poudre dans la partie sommitale, nous sommes entrés dans le couloir Messner. Il était baigné d’une lumière rasante quasi envoûtante. Être en Alaska et sur le Denali était un défi et une expérience inédite. Mais, skier le Messner, une des plus belles pentes d’Amérique du Nord était anecdotique. De retour au camp, les cris de joie et les applaudissements des alpinistes qui avaient assisté à notre descente nous ont fait sourire.
Heureux d’avoir enfin réussi quelque chose, nous n’étions cependant pas rassasiés ni satisfaits. On avait vraiment à cœur de skier une pente qui nous mette au défi de confronter nos qualités de skieurs de pente à ces incroyables montagnes, énormes et magnifiques. Nous avons retrouvé Ben et Enrico pour planifier une dernière grande descente.
Logiquement, notre choix s’est orienté vers les 1 000 m de la face ouest du Kalhiltna Queen. Cet itinéraire, skié pour la première fois en 2010 par des Français, est un superbe objectif technique. Nous sommes partis avec Jesper et Enrico, Ben préférant rester au camp et nous avons tout de suite été coincés par deux jours de grésil et de blizzard qui nous ont permis de nous reposer. Le troisième jour, nous sommes partis tôt. En cramponnant dans le couloir de la face, à une altitude modérée de 3 000 m au-dessus du niveau de la mer, j’avais l’impression d’avoir des super pouvoirs sous les pieds.
Au fil de notre ascension, en suivant les arêtes et les éperons aériens, je me régalais de la splendeur sauvage des lieux. Je sentais que nous allions terminer notre voyage en beauté. Après avoir cheminé jusqu’au sommet, traversant un terrain exposé, plein de rochers et de glace à peine recouverts de neige, nous avons attentivement visualisé notre descente en fonction de notre trace de montée. J’étais certain de pouvoir descendre en toute sécurité sans utiliser de rappel.
Je n’ai jamais skié de pente aussi engagée et exigeante que la partie sommitale. J’ai pris une ligne à 55 degrés surplombant un vide de 800 mètres… J’étais complètement dans la zone, enchaînant les virages avec la confiance de sentir que j’étais le seul à pouvoir provoquer ma chute. Nous étions là pour ça et nous étions en train de vivre un moment d’une perfection rare.
À mi-pente, sur la partie raide d’un petit étranglement, je me suis immédiatement arrêté quand j’ai senti qu’il ne fallait pas faire un virage de plus. Une petite plaque de 10 cm d’épaisseur est partie devant mes spatules. Ne sentant pas de danger imminent, j’ai attendu que Jesper me rejoigne. À mon grand effroi, il skiait plus vite que je ne le pensais et il s’est finalement arrêté juste en dessous de moi. Une petite plaque bien plus épaisse est instantanément partie sous ses skis. En une fraction de seconde, la plaque l’a fait basculé en arrière, dans un tunnel de glace puis de rochers.
Il était parti. Il avait disparu dans le couloir à une vitesse impressionnante. J’ai refoulé une montée de panique à l’idée que Jesper puisse être mort ou gravement blessé, et pourtant soulagé que ce ne soit pas moi. J’ai immédiatement sorti mon InReach et appuyé sur le bouton d’urgence. Je priais pour que ça marche. J’ai ensuite demandé à Enrico de skier doucement derrière moi et de ramasser les skis de Jesper. La peur et le stress m’ont submergé tandis que je skiais aussi vite que possible pour retrouver Jesper. En descendant, je fus soulagé de voir une forme distante tituber dans les débris de la petite avalanche. Je craignais ce que j’allais découvrir et, en arrivant à son niveau, j’ai vu qu’il était sévèrement amoché, mais pas dans un état critique. C’était horrible de le voir dans un tel état, complètement désorienté et souffrant énormément.
Enrico est arrivé rapidement. Il s’est occupé de Jesper pendant que je filais au camp de base pour monter une expédition de secours et voir s’il pouvait être évacué par hélicoptère. J’ai couru jusqu’à nos tentes pour trouver Ben. Nous sommes remontés en peaux sur le glacier aussi vite que possible avec un sac de couchage et un réchaud pour le tenir au chaud. Une équipe de volontaires nous a accompagnés et l’hélico est finalement arrivé à travers une trouée dans la couverture de nuages pour l’évacuer.
Le lendemain, Ben, Enrico et moi avons quitté le glacier pour retourner à la civilisation. Jesper a passé quelques jours dans un hôpital près d’Anchorage avant d’être rapatrié en Suède. Il s’était fissuré des vertèbres cervicales et des côtes, mais n’avait heureusement aucune blessure invalidante.
Je ressens un besoin instinctif de rechercher l’aventure et la prise de risque. Mais, ce besoin a été tempéré au fil du temps par une sombre réalité : la perte d’amis chers en montagne. L’expérience et les compétences comptent beaucoup, mais je peux rationaliser autant que je le voudrais, la triste réalité est que le facteur chance s’invite toujours dans l’équation.
Tout arrive rapidement en montagne et les choses peuvent vite mal tourner. C’est pourquoi, on compte souvent sur notre intuition pour prendre des décisions immédiates qui assureront notre sécurité. Nous savons où tourner et où ne pas tourner, là où la neige tient et là où elle peut s’avérer dangereuse. Mais ce n’est pas une science exacte. Nous devons continuer à apprendre, rester humbles et conscients de nos limites. Nous devons aussi toujours questionner ce que nous sommes en train de faire.
J’ai quitté l’Alaska riche d’expériences intenses qui ont défié ma détermination et ma patience. J’étais heureux d’avoir pu atteindre de nouvelles altitudes, d’avoir appris à gérer le froid et d’avoir pu skier de nouvelles pentes absolument magnifiques. Jesper est toujours en phase de récupération, mais il s’en remettra. Personne n’a besoin de nous rappeler que ça aurait pu être pire. Nous sommes rentrés tous les quatre chez nous et nous sommes toujours amis. C’est le principal.